Tipu Ake ki te Ora


un exemple maori de la philia

Si le mot philia désigne cette solidarité amicale qui fonde les collectivités, l’histoire d’une petite communauté autochtone néo-zélandaise isolée, désœuvrée et menacée de perdre son école - mais puisant dans ses valeurs et sa sagesse ancestrale le courage de porter ses enfants vers l’économie du savoir - en est l’incarnation. 

L’action se déroule dans une région isolée de l’île au Nord de la Nouvelle-Zélande, dans la vallée Whirinaki située près de la forêt du même nom. Elle met en vedette la communauté de Te Whaiti Nui-a-Toi formée de Maoris du peuple Ngatiwhare et de pakeha, Néo-zélandais de descendance européenne. Jusque dans les années 1980, l’économie de cette petite communauté reposait presque exclusivement sur l’exploitation forestière. Mais la forêt Whirinaki est l’une des plus imposantes et des plus précieuses forêts pluviales indigènes de notre planète. Elle s’est donc retrouvée sur la liste des forêts protégées, au détriment des habitants de Te Whaiti qui ont vu leur taux de chômage grimper à 99%!

L’école primaire de Te Whaiti est perhée sur la colline Poukuru, un site inspirant que les Ngatiwhare ont jugé digne d’accueillir une maison d’éducation. Pourtant, en 1996, son existence a été remise en question quand les inspecteurs du ministère néo-zélandais de l’Éducation (Education Review Office ou ERO) ont relevé de multiples manquements à leurs critères: le programme n’était pas couvert, il n’y avait pas de procédures d’évaluation, la gestion était dans une mauvaise passe, etc. La communauté de Te Whaiti, d’abord privée de son gagne-pain, est maintenant menacée de perdre son école: l’avenir s’annonce très sombre. Laissée à elle-même, la petite société doit se mobiliser toute entière pour se sortir du pétrin. Comme Genevieve Doherty, la directrice de l’école, en témoigne: «Nous avons réalisé qu’avant de pouvoir changer quoi que ce soit, nous devions nous changer nous-mêmes». Plutôt que d’engager à grands frais des spécialistes de l’extérieur et de gaspiller ses précieuses ressources financières, la communauté de Te Whaiti a donc choisi de retrouver ses connaissances ancestrales, d’explorer ses propres talents, de les mettre à profit et d’aller chercher les compétences qui lui manquaient. Les résultats de cette introspection et de la participation de toutes les générations sont révolutionnaires.


La transformation de Te Whaiti

Une brève incursion dans l’histoire et les légendes des Ngatiwhare nous aidera à comprendre leur wairua (esprit): «C’est par sa sagesse collective qu’une société atteint le bien-être collectif». En redécouvrant ses racines, la communauté de Te Whaiti a recommencé à vivre. (voir encadré)

Plusieurs générations avant l’importante migration des Maoris vers Aotearoa (la «Terre du long nuage blanc»), ce pays qu’on appelle aujourd’hui Nouvelle-Zélande fut visité par Toi, un explorateur pacifique et courageux, qui y trouva les «descendants du doux peuple» ou Te Heke a Maruiwi, plus tard nommés Te Tini o Toi (la multitude de Toi) ou Marangaranga. Ils formaient une société intelligente, ingénieuse, travaillante et pacifique. Leur ordre social était très raffiné et ils possédaient une connaissance profonde de leurs interrelations avec la nature. Toi était un puissant leader en temps de paix. Il savait que la vraie force réside dans l’esprit. Par le partage des connaissances, il permit aux communautés de se développer dans un environnement difficile. Partout où il passait, il laissait des sociétés fortes qui échangeaient leurs arts, leurs technologies, leur sagesse collective et leurs ressources les unes avec les autres. Malheureusement, la logique de guerre leur était étrangère et elles furent facilement défaites et assimilées par les Maoris. Cependant, selon la légende, la fille de Toi, Hineruarangi, fut envoyée sous la forme d’un oiseau aquatique vivre dans le canyon de Te Whaiti Nui-a-Toi, pour être la kaitiaki (gardienne) de la forêt Whirinaki, de la nature, ainsi que de la sagesse et des valeurs de son peuple. Malgré de nombreuses guerres de clans, ses descendants, les Ngatiwhare, sont toujours revenus comme tangata whenua (humains appartenant à cet endroit) pour garder la semence de Toi bien vivante en ces lieux. «Voilà les valeurs que nous voulons que l’école transmette à nos enfants. Ces mêmes valeurs qui doivent inspirer notre façon d’exercer le leadership.» C’est ce retour à l’esprit de Toi, son ancêtre, qui est à l’origine de la métamorphose de la communauté de Te Whaiti.

Tout a commencé par un live-in, un week-end passé entièrement à l’école, pendant lequel les membres du conseil scolaire ont d’abord fait une profonde auto-analyse, une prise de conscience de leurs forces, de leurs faiblesses et de leurs démons intérieurs. Un bref examen du contexte suffit à mesurer l’importance du défi qu’ils avaient à relever: une région isolée, un taux de chômage avoisinant les 100%, aucune éducation préscolaire, un milieu familial ne favorisant pas toujours l’apprentissage, des jeunes parents de 15, 16 ou 17 ans continuant à grandir tout en élevant leurs enfants... «C’était terrifiant, mais ceux qui ont choisi de rester, et c’était la majorité, se sont dit : faisons simplement notre possible. » 

Cette rencontre a servi de catalyseur à tout le processus. «Nous avons d’abord formé un cercle très serré où chacun a eu son mot à dire. Puis nous avons amené nos conjoints et nos enfants et nous nous sommes mis au travail. Comme nous nous amusions, nous avons créé un mouvement qui a attiré l’attention dans la communauté et a donné à plusieurs l’envie de s’y joindre. C’est ainsi que le ballon s’est mis à tourner», raconte Earl Rewi, alors président du conseil. Pendant les cinq années qui ont suivi le rapport dévastateur du ERO, les décisions concernant les enfants ont été prises de façon communautaire, en partageant le leadership. Les hui (rencontres) avaient lieu dans des salles de club plutôt qu’à l’école ou dans les marae (lieux de culture traditionnelle) afin que personne parmi les Kaumatua (aînés), les professeurs et les membres du conseil, ne se sente obligé de diriger la réunion. 

Plutôt que d’invoquer ses piètres conditions de vie, (isolement, chômage, etc.) pour justifier ses maigres performances, la communauté s’est engagée collectivement dans la création du changement. Son objectif était clair: «Offrir à nos enfants les choix dont la majorité d’entre nous avions été privés». Quand le gouvernement a décidé d’allouer un budget spécial pour «éliminer les barrières à l’apprentissage des enfants», la communauté en a identifié plusieurs, incluant l’isolement de l’école et les problèmes de transport. La communauté a donc fait une demande de fonds pour acquérir son propre autobus scolaire, évitant ainsi le transport des 56 écoliers du niveau primaire par l’autobus de l’école secondaire régionale, ce qui les obligeait à quitter à 7heures pour ne revenir qu’à 18 heures. Comme il n’y a ni magasins, ni transports en commun à Te Whaiti, l’acquisition de cet autobus scolaire a permis à la communauté de conduire le samedi les équipes sportives et leurs supporteurs à Rotorua pour participer à des compétitions et de ramener du supermarché ses provisions hebdomadaires. 

L’adoption des technologies de l’information a été un autre moyen de contrer l’isolement de la communauté et de préparer l’avenir des enfants. Pour minimiser le financement, on a choisi de louer des ordinateurs portables. L’achat d’ordinateurs de bureau et la construction d’une nouvelle salle de classe auraient forcé l’école à débourser $200 000. Aujourd’hui, il y a un portable pour deux étudiants parmi les plus âgés, et les professeurs s’occupent de les mettre à jour. Ils ont récemment construit leur propre serveur pour mettre tous les ordinateurs de l’école en réseau, et ils ont adopté un fournisseur de service Internet par satellite pour s’assurer des communications plus rapides et plus fiables. Internet a donné aux élèves l’accès au monde extérieur.

Les membres du conseil scolaire étaient conscients qu’ils seraient l’objet d’une étroite surveillance en ce qui concerne la gestion financière des différents projets. Le président, Earl Rewi, leur a dit qu’il appuierait toute initiative visant la collecte ou l’utilisation des fonds, tant qu’elle serait motivée par le bien-être des enfants. Ainsi, le système d’approvisionnement en eau posait des problèmes à la communauté. «Des experts sont venus de l’extérieur et ont dépensé des dizaines de milliers de dollars, forant des trous de sonde de plus en plus creux pour ne trouver finalement que de l’eau rouillée. Nous avons ensuite importé de l’eau à l’aide de camions-citernes destinés au transport du lait. Puis nous avons résolu de trouver nous-mêmes une solution. Grâce aux connaissances d’Earl qui est fermier, et avec le soutien de la communauté, nous avons installé un nouveau barrage et un système de canalisation qui ont réglé les problèmes de tout le monde. » Nous aurions pu faire tellement de choses pour nos enfants avec tout cet argent qu’on a jeté dans un trou d’eau !» C’est ainsi qu’on voit les choses maintenant à Te Whaiti… Dans le même esprit, les parents ont converti le vieux hangar de l’autobus scolaire en une nouvelle salle de classe, permettant d’économiser au moins $10 000. Et ils ont dû fournir tout le matériel, y compris les pelles.

Les membres du conseil disent que le succès de l’école est directement proportionnel au niveau d’engagement des parents et du reste de la société. Or, historiquement, les membres de la communauté n’accédaient pas au niveau secondaire. Partant du principe que le succès bâtit la confiance, on a d’abord trouvé une épreuve que les élèves pourraient réussir dès leur plus jeune âge, mais qui leur paraissait d’abord impossible à surmonter. Ravis de constater que les élèves de leur école primaire réussissaient à passer leur certificat, les parents se sont mis à encourager leurs enfants dans leurs travaux scolaires et à se rendre eux-mêmes à l’école. Aujourd’hui, la salle des professeurs ferme rarement avant 18h00 et les parents s’y arrêtent pour bavarder, car ils ont l’impression d’y avoir leur place. Certains ont même recommencé à étudier! 

Mais pour préparer un avenir prometteur, la technologie ne suffit pas. Il est également important d’asseoir son identité sur des bases solides. Les parents ont donc insisté pour que leurs enfants retrouvent la vigueur de leur riche héritage maori et parlent le langage Te Reo couramment. Les plus jeunes commencent leurs études en immersion totale et les plus vieux reçoivent un enseignement bilingue: en maori et en anglais. Il n’y a pas si longtemps, pour de nombreux parents, le seul fait de parler maori à l’école leur méritait un châtiment corporel! 

Quand le ministère de l’Éducation a présenté sa vision des «écoles de demain» (Tomorrow’s Schools), il a conseillé à ceux qui ne savaient pas comment s’y prendre de choisir comme modèle une école qui avait «réussi» et de l’appliquer quelque soit le contexte. «Ce modèle ne convenait pas à ce que nous voulions faire ici ; nous devions inventer notre propre système. Notre petite communauté d’anciens travailleurs forestiers ne comptait pas d’avocats, de comptables, d’hommes d’affaires, ni même de commerçants. Nous étions mystifiés par les procédures complexes et le langage hermétique des fonctionnaires du ministère de l’Éducation. Nous leur avons demandé de nous expliquer ce qu’ils voulaient en termes simples. Puis, nous avons développé notre propre matériel pédagogique et nous avons écrit nos propres règlements internes et nos procédures dans cinq cahiers de couleurs différentes. Aujourd’hui, plusieurs écoles veulent mettre la main dessus!» Grâce à cette réussite, le complexe d’infériorité de la communauté à l’égard des experts a fait place à une solide confiance en soi qui favorise la collaboration avec le Ministère.

Le plus cher souhait de Earl Rewi, ancien président du conseil scolaire, est de voir Te Whaiti continuer de se développer. En 2001, les parents ont décidé qu’il valait mieux fusionner les deux écoles de la vallée pour le bénéfice de leurs enfants. Ils ont organisé un nouveau live-in pour identifier les meilleurs actifs, pratiques, règlements et procédures des deux écoles et créer en les combinant une administration unique plus performante. En un temps record, ils ont soumis un plan stratégique en ce sens au ministère de l’Éducation. À ceux qui doutaient de l’efficacité d’une telle intégration, un membre du Conseil a exprimé ainsi sa vision des choses : «Notre nouvelle école possède cinq salles de classe reliées par un corridor de neuf kilomètres»...

L’école de Te Whaiti ne semble pas connaître la courbe de Gauss, comme en témoignent ses brillants résultats : chaque année, tous les élèves de la classe terminale obtiennent leur certificat d’études primaires avec des notes supérieures à la moyenne. En l’an 2000, les 17 élèves de cette classe ont reçu un prix d’excellence à l’examen national de mathématiques, en se classant tous dans le premier décile. Un élève de Te Whaiti a même remporté le premier prix en technologie de l’information dans un concours australien. Le ministère de l’Éducation a octroyé des contrats à l’école de Te Whaiti pour développer des contenus éducatifs et donner une formation en technologies de l’information dans les autres écoles de la région. Les enfants explorent le monde via Internet. Ils sont maintenant pleins d’assurance et ont retrouvé confiance en l’avenir. Et, fait remarquable, ils se sentent tous responsables de leur propre apprentissage. 

Ce type de «pensée latérale» et d’approche communautaire a attiré l’attention sur l’école de Te Whaiti, qui reçoit fréquemment des visiteurs. Ce que cette équipe a réussi par ses efforts et son esprit innovateur suscite l’admiration et sert d’inspiration à de nombreux éducateurs et gestionnaires partout à travers le monde.


Tipu Ake ki te Ora, un modèle de gestion pour les organisations innovatrices

En fidèles conservateurs de la tradition de Toi, les membres de la communauté de Te Whaiti n’hésitent pas à partager leurs nouvelles connaissances avec d’autres organisations désireuses de se tailler une place dans l’économie du savoir. Les circonstances qui ont permis à la communauté de tirer les leçons de leur expérience, de les conceptualiser et de les intégrer dans un modèle de gestion pour les organisations innovatrices, constituent une autre belle illustration de la philia. 

Peter Goldsbury a fréquenté l’école primaire de Te Whaiti. Ses parents y étaient responsables d’un pensionnat qui dispensait un enseignement secondaire, axé sur l’agriculture et la menuiserie, aux jeunes garçons maoris de la Nouvelle-Zélande. Il a quitté Te Whaiti pour poursuivre sa carrière en génie, gestion de projets, administration des affaires, conseil technique et enseignement. En 1999, dans le cadre d’un atelier de gestion de projets qu’il animait à l’Université de technologie de Auckland (AUT), il a accompagné un groupe d’éducateurs indonésiens dans son village natal, où il a renoué avec d’anciens amis. Seule une grande ouverture d’esprit et de cœur pouvait lui permettre de remarquer que le processus de transformation de son école dépassait les limites des sciences conventionnelles de l’organisation, dont l’approche est terriblement linéaire. Quand je l’ai rencontré le printemps dernier, Peter débordait d’enthousiasme à ce sujet : «En un an ma vieille école primaire et la communauté de Te Whaiti Nui-a-Toi m’ont appris plus de choses sur le fonctionnement, la transformation des organisations et la mise en pratique des projets que tout ce que j’ai appris en plus de trente ans de carrière! Pendant toutes ces années, j’ai exploré les pratiques des entreprises occidentales et plusieurs modèles comme ceux de Maslow, Gantt, Juran, Demming, The Project Management Institute, Drucker, Covey, la théorie du chaos et de la complexité et combien d’autres... Mais ce que j’ai trouvé à Te Whaiti dépasse largement tout ce que j’avais pu observer jusque-là! Je me suis rebranché sur la sagesse autochtone et j’ai compris qu’elle me donnait un nouveau cadre de compréhension de mes trente années d’expérience comme ingénieur et gestionnaire». 

Le processus de transformation de Te Whaiti a fasciné Peter Goldsbury à tel point qu’il y est retourné diriger une recherche pour aider la communauté à «extraire la magie du kiwi», pour reprendre son image si vivante, c’est-à-dire à conceptualiser sa méthode naturelle unique et à la diffuser comme nouveau modèle de leadership. Peter, le conseil scolaire, les aînés de la communauté, les professeurs de l’AUT et quelques participants de son atelier de gestion de projets ont travaillé bénévolement pendant des mois à la conception de ce modèle auquel ils ont donné le nom de Cycle de vie - Tipu Ake ki te Ora (Tipu: croître de l’intérieur, Ake: toujours plus haut, ki te Ora: vers le bien-être).

Mais le chemin vers la sagesse collective est loin d’être rectiligne, comme Peter l’a appris à ses dépens: «C’est un grand privilège d’avoir été choisi pour partager cette immense sagesse. Ce travail est vite devenu une passion gratifiante, mais il n’a pas été facile pour moi, un pakeha (néo-zélandais d’origine européenne) de traduire, ne serait-ce qu’une fraction de leur pensée holistique et organique, dans un langage théorique compréhensible par des organisations qui opèrent dans un monde linéaire préoccupé par les faits, les individus et les dollars! La communauté de Te Whaiti fonctionne sur un plan organisationnel très différent. Tipu Ake s’inspire des interconnections entre les gens, la nature et la spiritualité, bien qu’il renferme aussi un grand nombre de principes modernes sur le leadership, le travail en équipe, l’innovation, la flexibilité et le changement». La plupart des modèles contemporains empruntent la voie d’une progression linéaire en direction d’un objectif. Tipu Ake est un modèle cyclique qui se concentre sur les comportements plutôt que sur les processus. Il comprend sept niveaux inter reliés, de telle sorte qu’on peut circuler d’un niveau à l’autre ou agir à tous les niveaux simultanément. Les gens de Te Whaiti expliquent leur modèle en utilisant la métaphore d’un totara (arbre) géant croissant à partir d’une modeste petite graine. 

Le premier niveau du Cycle de vie de Tipu Ake est le chaos, le lieu de la dégradation naturelle, là où commence toute nouvelle vie. Les idées prennent naissance dans cet humus (kore), mais il faut du courage, du leadership et de la vision pour faire germer les graines (kakano), les idées. En générant un sentiment d’engagement collectif autour de ces idées, nous leur procurons les racines (putake) dont elles ont besoin pour grandir.

Le tronc (tinana) représente les processus organisationnels qui fournissent la structure de croissance. Il comprend la pensée conventionnelle relative aux projets et à la gestion, incluant les structures, les procédés, les politiques, le financement et les mesures de rendement. C’est là que la plupart des organisations concentrent leurs efforts. Par comparaison, les trois niveaux supplémentaires que Tipu Ake ajoute de part et d’autre de ce niveau reposent sur la force du leadership. Les équipes d’un projet innovateur sont comme les jeunes pousses, elles doivent souvent construire leurs propres mécanismes pour atteindre rapidement les niveaux plus élevés et rassembler les connaissances dont elles ont besoin pour mériter soutien et reconnaissance officielle. 

Au-dessus du tronc, les branches (pua) se déploient pour sentir collectivement ce qui se passe: utilisation du sens commun pour évaluer les processus organisationnels et les mesures analytiques, compréhension des désirs de la clientèle, recherche de nouvelles occasions d’innover et endiguement des risques afin de garder l’organisation sur la bonne voie.

Les fleurs (puawaitana) se rapportent à la sagesse collective, ces connaissances partagées qui aideront à polliniser de nouvelles idées et à faire face aux changements rapides dans l’environnement de l’organisation.

Les fruits (ngahua) représentent le niveau de bien-être collectif qui inclut les résultats espérés par l’organisation et ses principaux interlocuteurs. C’est «la raison d’être» de l’organisation, et des projets qui lui permettent de s’épanouir.

Tipu Ake ki te Ora est un cycle de vie; il comporte des boucles réactives et proactives. Les gestionnaires de projets peuvent reconnaître facilement les parasites (ngarara): ce sont les échecs et les attitudes qui, presque quotidiennement, détruisent les projets pour les «recycler» dans les couches souterraines (ex: l’individu au moi envahissant qui veut s’approprier tout le crédit, les jeux de pouvoir ou les politiques qui détruisent les équipes, les procédés inflexibles, le choix peu judicieux des paramètres à mesurer, le choc des valeurs ou l’abandon des défenses personnelles). Les gestionnaires tentent instinctivement de contrôler ces animaux nuisibles (alias gestion du risque) pour prévenir la mort d’un projet, et cela même quand un projet agonise et qu’il devient inutile de faire durer le supplice. Mais un échec (parasite) à n’importe quel niveau du développement nous ramène à l’humus. Tipu Ake rappelle que c’est dans les courants souterrains, la tourmente et le chaos que nous (oiseaux) trouverons les graines de l’innovation. C’est en y retournant régulièrement qu’on peut canaliser l’énergie négative qui nous remet en question, dans un processus de re-germination qui à la fin renforcera l’organisation. Loin d’être seulement un lieu négatif de destruction, l’humus est le recycleur, le lieu de réflexion, l’incubateur d’idées.

Par contre, le chancre (whiro), est une «négativité sournoise» qui détruit le cycle de vie. Cette pollution s’insinue dans l’organisation ou dans la communauté sous forme de colonisation, de dépendance, de stigmatisation ou de pauvre estime de soi. Ces poisons agissent lentement et tuent l’âme. Une fois qu’on a reconnu et vaincu ce cancer, les parasites deviennent faciles à contrôler.n contrepartie, du côté proactif, nous avons les oiseaux(manu), ces entrepreneurs qui saisissent ce qui se passe autour d’eux, s’abreuvent à la sagesse collective et à la diversité, piquent vers le sol pour y semer de nouvelles graines (innovations, nouvelles occasions favorables) avant de s’élever à nouveau pour encourager la croissance à tous les niveaux et atteindre de nouveaux sommets.

Il y a une voie logique et naturelle dans le développement. Elle suit les sept niveaux de la métaphore et on ne peut pas les court-circuiter. Par exemple, un arbre qui fabriquerait son tronc avant d’avoir établi un solide système de racines, ou qui verrait ses racines détruites par des parasites, serait susceptible de tomber à la première tempête. Idem dans les organisations; pour croître, il faut qu’elles travaillent au niveau plus élevé que le précédent. Si ce dernier est le chaos, aucune réorganisation au niveau des processus ne sera fructueuse à moins qu’elle ne soit soutenue par les substances nutritives (idées), le leadership et le travail d’équipe sous-jacents. Voilà pourquoi de nombreux projets échouent dans les organisations. 

Une grande organisation (ou une société) est comme une forêt. Elle ne peut pas décider de façon unilatérale de devenir la plus vaste et la plus haute forêt du monde. Elle dépend totalement de tous les arbres individuels qui la composent et qui se partagent ses ressources. L’organisation, elle, dépend des différents projets qui l’animent. Par contre, une graine de kahikatea peut décider de devenir l’arbre le plus haut de la forêt, d’élever ses enfants autour de lui, de nourrir et d’être nourri par les autres arbres de la forêt. Comme généralement les grandes organisations ne bougent que très lentement, chaque projet a le loisir de développer le leadership, le travail d’équipe, les processus et les comportements nécessaires pour lui permettre d’atteindre les plus hauts niveaux. 

Comme dit Peter Goldsbury, «Dans la communauté de Te Whaiti Nui-a-Toi, cette vision organique est si naturelle, chez les plus jeunes comme les plus vieux, qu’on dirait qu’elle se trouve dans l’eau qu’ils boivent! C’est cette façon de penser qui les aide à demeurer proactifs au cœur d’un monde difficile, complexe et en perpétuel changement».

Les gens de Te Whaiti demeurent impassibles devant toute l’attention qu’on leur porte. «Pourquoi les gens font-ils tant d’histoires? Nous ne comprenons pas! Nous avons simplement fait de notre mieux! » Ils décrivent les sept niveaux du modèle Tipu Ake ki te Ora dans leurs propres memes, les dictons de leur tradition orale:

0. «Le pire ennemi est à l’intérieur de vous; terrassez-le et le reste sera facile». Au moment du premier live-in, nous avons vu que les membres du conseil scolaire ont affronté leurs démons intérieurs (chancre) ; il leur restait à trouver le courage nécessaire pour tout remettre en question, s’attaquer collectivement aux problèmes et trouver et exploiter toutes les chances de succès.

1. «Un kumara (patate douce) ne peut se dire sucré; c’est à ceux qui le mangent de le qualifier». La voie de la croissance commence avec le leadership, le courage qui fait germer les nouvelles idées et les fait émerger des courants souterrains. Notre société confond généralement le leadership avec les leaders (culte du héros). Tipu Ake propose plutôt un partage du leadership en fonction des projets. Plusieurs personnes peuvent alors l’exercer à tour de rôle. Le leader est choisi, reconnu et soutenu par le groupe selon les circonstances.

2. «Laissons nos chapeaux (rôles) à la porte». Ce nouveau type de leadership basé sur une vision partagée du bien-être collectif suscite un engagement de tous les membres du groupe à cultiver les racines qui vont nourrir la croissance de l’organisation. Ces étapes de germination et de consolidation des racines sont trop souvent négligées dans nos pratiques conventionnelles; peut-être parce que ces niveaux étant souterrains, les prima donna et les autocrates n’y sont d’aucune utilité. 

3. «Appropriez-vous vos procédés - gardez-les simples et efficaces». C’est ici que l’équipe commence à bâtir une structure autour de l’idée qui doit provoquer l’engagement de la communauté. Selon Tipu Ake, c’est le tronc nécessaire pour permettre aux nouvelles pousses (idées) d’atteindre la canopée. Contrairement aux autres niveaux, qui sont en relation avec le leadership, ici l’attention se porte sur la gestion conventionnelle: procédés, règlements, projets, ressources, finances, délais de livraison, rendements à court terme, etc. 

4. «Gardez les oreilles et l’esprit ouverts». Par-delà le niveau des processus, une cueillette d’information faisant appel au sens commun permet de construire une vision collective à partir des perceptions individuelles, de la même façon que les branches d’un arbre s’étirent pour capter la nourriture et l’énergie. Cette méthode permet d’interpréter et de mettre en perspective les principaux indicateurs de rendement (KPI) et autres instruments de mesure ou d’analyse qui, autrement, prennent souvent trop d’importance, sont déroutants ou même complètement contradictoires. 

Les Maoris disent que le futur est derrière nous et ne peut être anticipé qu’en combinant la sagesse accumulée des expériences du passé (alors visible devant nous) avec l’exploration collective de tout ce qui se passe dans le moment présent. C’est ce qui donne au groupe la capacité d’identifier les bonnes occasions ou les menaces et de prendre les décisions pertinentes. Si on attend que les résultats soient mesurables, il est généralement trop tard!

5. «Nous n’avons pas de place pour les matapiko (portiers) qui retiennent jalousement l’information; nous partageons tout ce que nous savons». Dans le langage de Tipu Ake, la sagesse est beaucoup plus étendue que les connaissances. C’est le capital intellectuel ou taonga (trésor) du groupe, résultant de la diversité des individus et de leur apprentissage collectif. Ce capital perd sa valeur s’il est vendu ou dérobé. La communauté est responsable de garder précieusement, d’accroître et de partager convenablement son taonga. 

Selon la tradition orale des Ngatiwhare, la sagesse est «invisible; elle nous est transmise; elle est à l’intérieur de nous et se manifeste quand nous regardons en nous-mêmes». On en trouve une autre définition dans la maxime: Taringa Whakaaro (ouvrez vos oreilles); «les aînés vous parlent une fois et si vous n’avez pas entendu vous devez redescendre et trimer dur pour remonter les écouter à nouveau. C’est ainsi qu’on trouve les porteurs de la sagesse». La culture de l’école de Te Whaiti est largement transmise sous forme de dictons.

Dans la philosophie de Te Whaiti, «le concept de droit d’auteur, développé par les sociétés qui ont une tradition écrite, attribue souvent faussement la propriété intellectuelle au rédacteur d’un document (qui peut le transmettre ou le vendre) plutôt qu’à sa vraie source, la communauté qui en a développé ou inspiré le contenu». Ainsi, tous les textes associés à Tipu Ake demeureront pour toujours dans le taonga de la communauté de Te Whaiti Nui-a-Toi. Elle en a la garde et les partage avec le monde entier pour le bien-être de ses futurs enfants. En retour, elle apprécie un koha (cadeau que vous avez les moyens d’offrir et qui reflète la valeur que vous accordez à ce que vous avez reçu), pour soutenir l’éducation bénévole et le développement communautaire dans la vallée et au-delà. Les gens de Te Whaiti ne se préoccupent pas des utilisateurs sans scrupules qui pourraient essayer de plagier leur modèle, de le vendre ou d’en empêcher l’utilisation. Ils font sagement observer que «si quelqu’un le fait, c’est qu’il n’a pas compris le modèle, les valeurs qui y sont rattachées ou le concept d’Ora ; alors il ne pourra pas l’utiliser de toute façon».

6. «Quand vous vous concentrez sur les résultats, il n’y a plus de barrières». Le bien-être collectif est la raison d’être du cycle de vie. Il va bien au-delà du rendement financier. Dans notre «village global», où on essaie de composer avec la diversité culturelle, la responsabilité sociale et la sauvegarde d’un environnement qui subit des pressions extrêmes, le concept holistique maori de Ora, et les valeurs qui y sont rattachées, devient capital. Ora ne s’occupe pas du court terme; il met le cap sur le bien-être des futures générations. Il est décrit ainsi par un aîné de Te Whaiti: «Nous voyons le phénomène de la vie comme un tout, et l’avenir est un lieu auquel nous sommes reliés par l’entremise de nos enfants».

Tipu Ake ki te Ora a commencé à circuler dans le monde entier. Sa force lui vient de l’esprit de Toi (le partage des connaissances) et de la vision limpide qu’ont les gens de Te Whaiti Nui-a-Toi du bien-être collectif, Ora, où les ngahua (fruits) sont abondants. 


Encadré

Voici une merveilleuse légende maorie qui reflète bien la pensée organique à l’origine de Tipu Ake ki te Ora. Elle décrit l’amour qui doit nous lier à notre communauté et qui constitue la forme ultime de la philia.


Comment le kiwi a perdu ses ailes

Un jour, Tanemahuta (père des arbres) marchait à travers la forêt. Il leva les yeux sur ses enfants qui s’élançaient vers le ciel, et remarqua qu’ils commençaient à dépérir car ils étaient dévorés par les insectes. Il parla à son frère Tanehokahoka (père des oiseaux) qui appela tous ses enfants à la rescousse. Tanemahuta leur dit: «Quelque chose est en train de dévorer mes enfants les arbres. J’ai besoin que l’un de vous descende de la canopée et vienne vivre sur le sol, pour que mes enfants soient sauvés et que votre maison aussi soit sauvée. Qui va venir?» Le calme se fit, on n’entendit pas un oiseau parler. Tanehokahoka se tourna vers Tui : 
«Eh Tui, vas-tu descendre de la canopée?»
Tui leva les yeux vers les arbres et vit la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles. Tui regarda en bas vers le plancher de la forêt et vit la terre sombre et froide, et il frissonna.
- «Kao (non), Tanehokahoka, parce qu’il fait trop sombre et j’ai peur de la noirceur».

Tanehokahoka se tourna vers Pukeko:
- «Pukeko, vas-tu descendre de la canopée?»
Pukeko regarda en bas vers le plancher de la forêt et vit la terre froide et humide, et il frissonna.
KaoTanehokahoka, parce que c’est trop humide et je ne veux pas me mouiller les pattes».
Le calme se fit, on n’entendit pas un oiseau parler.

Tanehokahoka se tourna vers Pipiwharauroa:
- «Pipiwharauroa,vas-tu descendre de la canopée?»
Pipiwharauroa leva les yeux vers les arbres et vit la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles. Pipiwharauroa regarda autour de lui et vit sa famille.
- «Kao, Tanehokahoka, Non, parce que pour le moment je suis occupé à bâtir mon nid».
Le calme se fit, on n’entendit pas un oiseau parler. La tristesse était grande dans le cœur de Tanehokahoka, parce qu’il savait que si aucun de ses enfants ne descendait de la canopée, non seulement son frère perdrait ses enfants, mais les oiseaux n’auraient plus de maisons.

Tanehokahoka se tourna vers Kiwi:
- «Eh Kiwi, vas-tu descendre de la canopée?»
Kiwi leva les yeux vers les arbres et vit la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles. Kiwi regarda autour de lui et vit sa famille. Kiwi jeta un coup d’oeil à la terre humide et froide. Regardant encore une fois autour de lui, il se tourna vers Tanehokahoka et dit: «Je vais y aller».
La joie était grande dans les cœurs de Tanehokahoka et de Tanemahuta, parce que ce petit oiseau leur redonnait espoir. Mais Tanemahuta sentit qu’il devait prévenir Kiwi de ce qui l’attendait. «Alors Kiwi, est-ce que tu réalises que si tu descends de la canopée, tu vas devoir développer des pattes fortes et épaisses pour pouvoir déchirer les bûches sur le sol, et tu vas perdre tes belles plumes de couleur et tes ailes afin que tu ne sois plus capable de remonter vers la canopée? Et tu ne verras plus jamais la pleine lumière du jour. Le calme se fit, on n’entendit pas un oiseau parler. «Kiwi, vas-tu descendre de la canopée?»
Kiwi jeta un dernier coup d’œil à la lumière du soleil qui filtrait à travers les feuilles et lui fit un adieu silencieux. Kiwi jeta un dernier coup d’œil aux autres oiseaux, à leurs ailes et leurs plumes colorées et leur fit un adieu silencieux. Regardant encore une fois autour de lui, il se tourna vers Tanehokahoka et dit: «Je suis prêt».Alors Tanehokahoka se tourna vers les autres oiseaux et dit: 

«Toi Tui, parce que tu as eu trop peur de descendre de la canopée, désormais tu vas porter deux plumes blanches à la gorge en signe de lâcheté. Et toi Pukeko, parce que tu n’as pas voulu te mouiller les pattes, désormais tu vivras dans le marécage. Pipiwharauroa, parce que tu étais trop occupé à bâtir ton nid, tu ne bâtiras plus jamais un autre nid, mais tu pondras tes oeufs dans le nid des autres oiseaux».
«Mais toi Kiwi, à cause du grand sacrifice que tu as consenti, tu deviendras le plus connu et le plus aimé de tous les oiseaux d’Aotearoa».

(Le kiwi est l’oiseau national de la Nouvelle-Zélande). 
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Pour plus d’information concernant le Cycle de vie Tipu Ake ki te Ora, les séminaires qui sont offerts, ou une comparaison avec d’autres modèles de leadership, visitez le site www.tipuake.org.nz

Merci a Andree pour ses recherches et pour son koha francais. Nous en sommes tres reconnaissants!

Our thanks to Andree Mathieu who spents many hours listening, researching and interpreting Tipu Ake to publish it on the L’Agora website http://agora.qc.ca/mot.nsf

All stories and intellectual property associated with Tipu Ake will remain for all time at Te Whaiti Nui-a-Toi. The people there are its guardians and gift it to the world for the well-being of all its future childrens. 

The Tipu Ake Lifecycle – A Leadership Model for Innovative Organisations
© 2001 Te Whaiti Nui-a-Toi see www.tipuake.org.nz

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